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Droit de ne pas vivre dans la peur de Norman Rockwell

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 1943, Stockbridge, The Norman Rocwell Museum. Huile sur toile, 116x90cm.            

              

      Peinture intimiste de la vie domestique, Freedom from fear dépasse portant la simple scène de genre pour s’inscrire dans la rhétorique de la peinture d’histoire,  celle d’une histoire immédiate avec cette Amérique de Roosevelt issue du New deal, confrontée depuis Pearl Harbor à un effort de guerre sans précédent. Dans sa remarquable série documentaire, intitulée Pourquoi nous combattons ?, le réalisateur Frank Capra, sollicité par l’Etat-major américain, avait opposé les deux mondes en un raccourci saisissant : le monde libre, entendons les Etats-Unis, et le monde asservi, constitué des forces de l’Axe(fig.1).           

            

  Fig.1 Extrait de Why we fight? de Frank Capra.            

          

      La redoutable efficacité de cette contribution cinématographique à la propagande, tenait, et tient toujours, à l’extrême simplification de l’argumentation, laquelle s’appuie sur un montage des images qui confine à la manipulation et à des cartes animées d’une grande force de persuasion. Mais ne cherchez pas dans cette Amérique, qui est aussi celle de Billie Holiday ou de Charlie Parker, des traces visibles de  la communauté noire ou d’autres minorités: le pays idyllique dont parle Frank Capra est celui des Blancs, catholiques comme lui, mais surtout, W.A.S.P, selon l’acronyme bien connu.             

            

      Certes, le Norman Rockwell élaborant la tétralogie des Droits civiques, n’est pas encore l’artiste engagé des années soixante qui dénonce explicitement la ségrégation raciale d’un pays à deux vitesses, comme avec Le problème qui nous concerne tous (1,fig.2.) et son Amérique idéale de 1943, peuplée exclusivement de WASP rejoint bien celle du Why we fight ? de Capra.        

           

          

     Fig.2          

          

          

          

      Sa contribution à l’effort de guerre, expression pour le moins paradoxale lorsqu’il s’agit des droits civiques, marque pourtant une étape décisive dans la carrière de celui qui ne veut pas circonscrire son œuvre aux seuls intérêts publicitaires.              

      Le 6 janvier 1941, dans le fameux discours qu’il adresse au Congrès et dont il reprend, le 14 août, les grandes lignes pour la Charte de l’Atlantique avec Churchill, Roosevelt énonce les quatre libertés essentielles de la démocratie : outre les libertés d’expression et de culte, il s’agit de protéger chacun du besoin et de garantir sa sécurité.         

      Le génial illustrateur, toujours en quête d’une pleine reconnaissance en tant qu’artiste, mais qui est aussi un patriote sincèrement épris de démocratie, aurait naturellement apprécié une commande des autorités gouvernementales, celle-là même qui avait justement permis à Capra de décrocher l’Oscar du meilleur documentaire. Mais, devant l’indifférence, pour ne pas dire la réticence, de l’administration à l’égard du projet, les appuis logistiques de Rockwell se résument une fois de plus à son journal du Saturday Evening Post, soutien, au demeurant largement suffisant, puisque la diffusion massive de la série des Droits civiques a rapidement contribué à en faire l’une des réalisations les plus populaires aux Etats-Unis(fig.3).        

           

          

  Fig.3             

          

      Ultime tableau de la série, Freedom from fear, qui n’a jamais réellement satisfait son auteur – le jugeant trop statique – ne rend pas compte, il est vrai,  de la virtuosité époustouflante qui lui est coutumière. Mais, le peintre-illustrateur, dans ces années quarante, n’a déjà plus grand-chose à prouver pour ce qui est de sa dextérité, et si Freedom from fear nous intéresse ici, c’est justement parce qu’il met peut-être en lumière un artiste plus complexe que virtuose, mais aussi parce que la composition nous interroge sur la lecture, somme toute très mouvante, que l’on peut tirer des images.              

      Comment représenter Le droit de ne pas vivre dans la peur ? En bon pédagogue, Rockwell élude ici l’option allégorique (à la différence de Liberté de culte, beaucoup plus solennelle) pour mettre en scène un épisode de la vie ordinaire de cette middle class américaine, catégorie sociale la plus immédiatement identifiable (étant la plus neutre) par l’ensemble de ses concitoyens. Un tel postulat détermine d’emblée le lieu choisi : une maison, cadre traditionnel de la cellule familiale. Là aussi, il s’agit de garantir une lecture consensuelle, et la maison, provinciale ou suburbaine( en fait, la petite ville d’Arlington dans le Vermont) répond mieux au propos, qui se veut universel, qu’un appartement ou une ferme, parce que, dans sa définition, l’Amérique de Roosevelt ne peut guère se résoudre à choisir entre ses agglomérations tentaculaires et sa puissance agricole. Enfin, après les acteurs et le lieu, il s’agit pour Rockwell de trouver le moment le plus approprié au sujet : la nuit, bien  sur, où chacun s’abandonne au sommeil réparateur, en espérant éviter les cauchemars.          

          

            

      Mais, tout comme les heures qui ponctuent le jour, celles de la nuit ne se résument pas à un temps uniforme, et Rockwell, pour servir le thème de la sécurité domestique, choisit le moment vespéral ,où les enfants déjà couchés, sont endormis, tandis que les parents achèvent la veillée.    

      Ils viennent de quitter le séjour pour rejoindre l’étage où se trouvent les chambres. La mère, qui a conservé son tablier, se penche pour couvrir les enfants(fig.4). Geste ordinaire et séculaire saisi par Rockwell dans un instantané si juste de vérité que la délicate préhension de ces doigts sur le drap suffirait  à exprimer toute la douceur de sa bienveillance.              

          

  Fig.4            

          

      Les deux enfants endormis n’entendent plus les mots affectueux qu’elle leur murmure, à la différence du père, lequel ne peut réprimer un sourire attendri. Aux multiples soins prodigués par la mère, répond sa retenue, pour ne pas dire sa passivité, qu’une longue éducation lui à inculquée au nom de l’opposition des principes et de la complémentarité des rôles. D’une main, il tient encore le journal et les  lunettes nécessaires à sa lecture. Heure paisible.              

      La mise en situation du groupe parental s’intègre dans d’un jeu d’obliques parallèles qui structure toute la composition: à gauche, la ligne qui s’inscrit sur le papier peint, au centre, le revers du drap, prolongé par l’oblique du journal; à droite, enfin, celle plus accusée, de la rampe d’escalier. Une telle scansion, outre sa fonction rythmique, agit directement sur notre perception immédiate de l’image : dans l’irrésistible mouvement quelle imprime – un basculement de droite à gauche vers les enfants, point de convergence du tableau – elle nous associe au geste protecteur de la mère. Cette projection de l’observateur dans la toile, au point de l’intégrer implicitement dans la narration, Rockwell la doit naturellement à la spécificité d’une culture américaine, celle du spectacle, de cet échange avec le public né de l’écran hollywoodien qui fait de chacun de nous le témoin privilégié d’une expérience unique.        

          

             

      Mais que lisait donc ce père attendri, avant les ultimes vérifications du soir? « Bombings kill (…) horror hits »…peut-on apercevoir sur la une du quotidien. Depuis septembre 1940, Londres et les grandes villes du Royaume-Uni sont en effet soumises au Blitz meurtrier de la Luftwaffe(fig.5 et 6). Années d’apocalypse pour tout un peuple de citadins, galvanisé par l’inoubliable « we shall never surrender » de Churchill.            

           Fig.5           

  

                  

  

  Fig.6            

          

        Dans le tableau de Rockwell, la seule allusion visuelle aux dramatiques événements du journal, se réduit à la poupée, qui gît, inerte sur le tapis, presque foulée du pied, comme une victime innocente de l’East End londonien(fig.7). Sinon, le clair de lune qui se reflète sur le verre du cadre, situé dans la partie supérieure gauche du tableau, traduit la profonde quiétude de cette nuit claire: aucun bombardier, bien sur, mais aussi, aucun nuage au dessus de  la maisonnée du Vermont.        

          

           

  Fig.7            

          

       L’apparence, au demeurant très conventionnelle sur le plan sociologique, du modèle parental de Rockwell, laisse  pourtant une curieuse impression d’inachèvement dans sa définition. A y regarder de plus près, ces deux époux placés l’un derrière l’autre, les pieds joints dessinant un alignement soigneusement parallèle, donnent naissance à une étrange créature androgyne et bicéphale qui s’inscrit dans un arc de cercle, dont la tête des enfants constitue le sommet obligé. Voyez cette femme, le haut du corps gommé dans la pénombre, la tête et les bras formant une aberrante excroissance de son époux. Celui-ci, engoncé dans un I majuscule et alourdi par ces ramifications incongrues, semble  résister sourdement pour ne pas ployer en avant. D’ailleurs, s’agit-il seulement d’un homme? Non plus revêtu de son seul pantalon de toile, le voici affublé d’une jupe et d’un tablier qui dessine comme une traine, tenue complétée par le revers du drap. Enfin, le caractère volontiers masculin du visage de l’épouse, n’agit-il pas comme la projection d’un double, dans cette créature  à l’hybridité équivoque?
      Finalement, au-delà, ou en deçà, des apparences consensuelles énoncées par Rockwell, ce couple, qui n’offre aucune complémentarité réelle  mais témoigne plutôt d’une dislocation des principes affichés, n’en finit pas de brouiller sa propre image.        

          

             

  Fig.8            

          

      Rockwell connaissait-il Les enfants d’Edouard (2, fig.8)? Lorsque l’on songe à l’importante diffusion des œuvres de Paul Delaroche par l’éditeur Goupil, qui touche les Etats-Unis dès la fin du XIXe siècle, au point d’en faire l’un des artistes européens les plus connus dans l’imagerie populaire, l’hypothèse reste tout à fait plausible. Le parallèle entre les deux tableaux offre en tous cas un prolongement assez captivant. La nature du sujet – la violence implicite – et le lieu de l’action – Londres – renvoient bien sur à la tragédie évoquée dans Freedom from fear : en l’occurrence, la mort d’enfants innocents sous les bombes allemandes. Mais le rapprochement se poursuit si l’on prête attention aux foyers lumineux situés à l’arrière-plan : chez Rockwell, derrière l’embrasure de la porte, l’espace vertical baigné de la couleur chaude et dorée de la cage d’escalier; chez Delaroche, le mince filet de lumière qui jaillit sous la porte, annonciateur du terrible dénouement que seul le chien semble avoir pressenti (fig.9). A la lecture de cette association, deux interprétations peuvent être avancées : Ou bien, Rockwell reprend l’allusion dramatique de Delaroche en reconnaissant dans la lumière chaude de la cage d’escalier le brasier des bombardements londonien. Dans cet ordre d’idée, on envisage alors le positionnement des parents (qui tournent le dos à l’escalier) comme l’expression psychologique d’un repli sécuritaire.        

          

            

  Fig.9            

          

      Ou bien, hypothèse apparemment plus réconfortante, ce halot chaleureux qui baigne l’escalier  évoque la sérénité du foyer, décidément à l’abri de tous les dangers. Mais, en l’admettant, cette impression de repli sur soi laisse le sentiment, somme toute, assez désagréable, d’une absence d’empathie, sinon d’une certaine arrogance à l’égard des victimes du Blitz. Trop d’indifférence dans cette quiétude. Comme si, à l’insu des meilleures intentions de son auteur, Freedom from fear accordait à ce repli familial, la valeur implicite d’un isolationnisme politique entêtant, option récurrente et bien compréhensible de bon nombre d’Américains à cette époque charnière (Pearl Harbor, ce n’était pas Hitler, etc.).Autrement dit, comme si le tableau, échappant à l’autorité de Rockwell, accédait à une existence autonome et subversive, où l’évidence du sujet conduisait à produire son contraire.                                

  

      Au début de Why we fight ? Frank Capra présente, avec la complicité des studios Disney, un montage animé, où l’on voit, parallèlement au monde libre, l’autre monde, celui des forces les plus obscures qui  entrainent la destruction et la mort. Pourtant, ce monde asservi possédait également des peintres capables de mettre en scène la famille. Leurs motivations différaient, il est vrai, sensiblement de celles de Rockwell, et les valeurs qu’ils entendaient défendre ne reposaient guère sur les Droits civiques. Ainsi en est-il de cette Famille de paysans de Kalenberg (fig.10), peinte par l’Allemand Adolf Wissel (3).Aujourd’hui présenté comme un témoignage de l’art officiel nazi, raccourci d’ailleurs bien simpliste lorsque l’on sait qu’Hitler lui-même n’aimait pas Wissel, le tableau renvoie d’emblée à la grille de lecture traditionnelle: affirmation de la race aryenne, valorisation du monde paysan, modèle patriarcal soumission de la femme, veuve de guerre, etc.              

       

    Fig.10           

        

          

      Il n’en demeure pas moins – et il ne s’agit pas là d’un quelconque révisionnisme! – que distribuer les louanges ou jeter l’anathème, après ce qu’il est convenu d’appeler le jugement de l’histoire, peut apparaitre comme très commode.
      Si l’on voulait abuser un observateur ignorant tout du domaine de la peinture, et c’est finalement la catégorie la plus répandue,  il ne serait pas trop difficile de faire passer la composition de Norman Rockwell pour un tableau de propagande nazie sur le mode de l’ellipse, avec ces parents (dont la rudesse du physique peut tout aussi bien évoquer la Souabe ou la Thuringe) qui veillent sur leurs deux enfants blonds endormis…      

    Dans sa vigilante introspection, Régis Debray nous rappelle sans cesse que le messager conditionne le message. Que regardons-nous ? Et que voulons-nous trouver derrière les images, avant même de les regarder ?Au reste, Est-il seulement possible de nous extraire d’un conditionnement permanent ?            

  

       Mais, par delà leur vocation première, toutes les images offrent un détournement possible. Plus encore que la pluralité de significations, nées des spéculations qu’elles induisent, il arrive que ces images échappent aussi à leurs auteurs. Peut-être en est-il ainsi de la famille supposée traditionnelle de Freedom from fear, dont les codes semblent brouillés, et de son message humaniste, rendu opaque par ses contradictions.         

          

            

              

Notes           

 1.1964; Stockbridge, MA; the Normal Rockwell Museum;
2.1830, Paris, Musée du Louvre.
3.1939, Berlin, Musée d’histoire.            

 



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